LES CONSEILS DE VALLUE
(Partie 1)
La situation d’Haïti empire sur le plan politique, économique, sécuritaire et humanitaire. L’attention est branchée sur la capitale et en partie sur les grandes villes de province. Le monde rural toujours négligé souffre amèrement de cette crise, exacerbée par la rareté et le prix élevé du carburant. Mais, dans l’adversité il y a toujours des opportunités à saisir. Les constats faits à Vallue et lors des tournées dans les Nippes et le Sud, montrent qu’il y a un retour timide non seulement à la consommation de produits locaux auparavant négligés, mais aussi à la terre par les jeunes. C’est une belle opportunité qui arrive au bon moment, pour remplacer la main-d’œuvre agricole qui vieillit et devient peu productive. Elle est d’autant plus intéressante, vu que la plupart des jeunes ont un niveau d’instruction suffisant pour un saut qualitatif dans l’agriculture paysanne familiale. Ce qui leur manque aujourd’hui, c’est le capital et l’accompagnement technique, en termes de formation, d’organisation et de commercialisation, pour transformer leurs activités agricoles diversifiées en de véritables entreprises rentables et durables.
C’est à ce carrefour crucial que l’État, à travers ses structures déconcentrées (BAC, BNDA, MEF, MCI), et des institutions d’encadrement de la société civile, se doivent de jouer leur rôle pour ne pas rater une fois de plus le timing. Il s’agit de donner aux jeunes les moyens nécessaires pour changer sur place tant leur statut que leur situation sociale et économique. Ce qui les empêchera de continuer à être des proies faciles pour les politiciens véreux et les gangs. Comme l’a dit Rosaling Miles (pp. 221) : « Si rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu, peu de choses sont aussi ennuyeuses qu’une idée dont le temps est passé ». Et, c’est Machiavel qui enseigne qu’à chaque idée correspond un bon moment.
Vallue a bien compris les défis, les enjeux et les opportunités. C’est pourquoi elle a conçu un nouveau concept (jardin garde-manger) et a lancé un concours appelé Agri-Bio qui touche 30 jeunes qui veulent s’y engager, pendant que parallèlement elle mobilise 10 écoles et 17 organisations. L’idée est de rebâtir par nous-mêmes et pour nous-mêmes des communautés d’abondance, pour une transition écologique, agricole, économique, alimentaire et nutritionnelle. Malgré la situation de déliquescence qui sévit dans le pays, Vallue poursuit à sa façon le combat pour une autre Haïti. Il y a une nouvelle dynamique de production à petite échelle, qui est avant tout une formation pratique selon l’approche « apprendre en faisant pour entreprendre ».
Cette activité mobilise toutes les générations : enfants, adolescents, jeunes, adultes et vieux. Il n’y a pas un quartier ou une grande localité de Vallue et des communautés avoisinantes, dans un rayon de 4 kilomètres, qui n’a pas un jardin garde-manger. Sous le leadership de l’Association des Paysans de Vallue (APV), appuyée par ses partenaires ACT et ASB, il y a en cours 32 jardins garde-manger, 405 personnes qui ont bénéficié d’une formation initiale, dont une centaine directement par le Centre Banyen Jardin Labo (CBJL). Il y a en outre des agriculteurs qui s’y sont mis à leur propre compte. Les premiers effets sont observés : un autre réflexe, un autre langage, une autre façon de travailler la terre et des espaces plantés notamment de fruitiers. On est en pleine concrétisation à petite échelle expérimentale du concept « Plante dlo ». Mieux encore, la perception négative du paysan vis-à-vis des jeunes, caricaturée à travers ceci « si les jeunes ont des ampoules dans la paume de la main, c’est à cause des cuillers », commence à changer positivement. Ils commencent à jouir des fruits de leur labeur.
Conclusion
Si le faible niveau d’éducation de la masse et son faible accès à une éducation de qualité font partie d’une politique pour maintenir le statu quo et « étouffer par avance toute révolte » selon Günther Anders, il n’en demeure pas moins vrai aussi que la dépendance alimentaire est une autre arme redoutable pour contrôler un peuple et soumettre un pays. Cependant, si le peuple prend au sérieux son agriculture comme un outil de libération, il pourra aller chercher une éducation de qualité ici et ailleurs pour sortir de ce piège et gagner en indépendance (au sens de liberté, de santé, de sécurité alimentaire), voire le pays en souveraineté alimentaire. Notons que le jardin garde-manger est un concept technologique flexible dans son application, donc qui s’adapte au milieu rural et au milieu urbain.
Le paysan est avant tout un contribuable. Il doit avoir aussi accès, cela massivement, aux instruments financiers de l’État et à l’encadrement technique nécessaire pour rendre son agriculture efficace, dès lors qu’il participe activement à l’œuvre de restauration de l’environnement. Le programme stratégique décennal (2021 – 2030), intitulé « Plante dlo », laissé au Ministère de l’Environnement, élaboré avec la participation du personnel et soumis à l’appréciation de nombreuses institutions tant de la société civile que de la coopération internationale, est un outil qui pourrait largement aidé, même s’il devait être ajusté ou adapté en fonction de la situation émergente. C’est un outil très structuré qui pourrait aussi aider Haïti à se positionner pour bénéficier le moment venu du Fonds à créer, annoncé à la COP27 réalisée du 6 au 19 novembre 2022, à Charm el-Cheikh, en Egypte, et destiné aux pays vulnérables touchés par les effets du changement climatique.
Abner Septembre, Sociologue,
Centre Banyen Jardin Labo
@ Vallue, 21/11/2022
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